Bilan économique mi‑2025 de l’horlogerie suisse

Après une année 2024 en léger recul, l’industrie horlogère suisse connaît un début d’année 2025 contrasté. Les exportations horlogères helvétiques affichent une croissance modérée sur les premiers mois. À fin avril, le cumul annuel atteint 8,66 milliards de francs, en hausse d’environ 4 % par rapport à la même période de 2024. Ce rebond est toutefois très inégal selon les marchés géographiques. La performance a été largement tirée par les États-Unis, désormais premier débouché mondial : sur janvier-avril, les exportations vers les USA ont bondi de +42 % sur un an. En avril 2025, une hausse exceptionnelle de +18,2 % sur un mois a même été enregistrée, portant les exportations mensuelles à 2,5 milliards de CHF. Cette envolée est en trompe-l’œil : elle s’explique en grande partie par une ruée des détaillants américains pour importer des montres suisses avant l’entrée en vigueur de nouveaux tarifs douaniers de 31 % aux États-Unis. Sans cet stockage anticipé outre-Atlantique, la Fédération de l’industrie horlogère (FH) indique que les exportations auraient reculé de 6,4 % en avril. La contribution américaine cache donc une demande sous-jacente plus atone sur d’autres marchés.

En effet, la Chine et Hong Kong – historiquement des marchés clés – demeurent en net repli en 2025. Sur les quatre premiers mois, les exportations vers la Chine ont chuté de –24,6 % (et même –38 % par rapport à 2019), tandis que Hong Kong baisse de –14 %. Cette faiblesse fait suite à une année 2024 déjà difficile : la Chine avait connu un plongeon de –25,8 % sur l’ensemble de 2024, plus prononcé encore que pendant la pandémie. À l’inverse, plusieurs marchés affichent une bonne dynamique début 2025 : le Japon (+1,2 % ; +8 % vs 2019) est désormais le troisième débouché derrière les USA et la Chine, soutenu par les achats touristiques. Des hausses notables sont aussi observées dans des marchés émergents pour le luxe : l’Inde progresse de +10,5 %, confirmant son essor rapide dans le segment luxe (+25 % en 2024). Globalement, l’Amérique (tirée par les USA) est la zone la plus dynamique en 2024 (+5 %) et début 2025, tandis que l’Asie reste le maillon faible (principalement à cause de la Chine). L’Europe demeure stable, au niveau élevé de 2023, avec des variations modérées (Royaume-Uni –1,6 %, France +2,5 % en 2024).

Sur le plan des segments de prix, la tendance de fond est à la montée en gamme. En 2024, la valeur exportée des montres au-dessus de 3 000 CHF a légèrement augmenté (+1 %), alors que le segment inférieur à 3 000 CHF a chuté de –15,6 %. Cette polarisation se poursuit en 2025 : le nombre de montres exportées est à un creux historique (seulement 15,3 millions d’unités en 2024, –9,4 % sur un an). Les volumes continuent de baisser au profit de pièces plus coûteuses. Les garde-temps en acier, plébiscités ces dernières années, ont vu leur valeur exportée reculer (–9,8 % en 2024) alors que les montres en métaux précieux ont progressé en valeur (+2,2 %) – principalement grâce à la hausse des prix, car leurs volumes ont baissé également. En clair, moins de montres quittent la Suisse, mais leur prix moyen augmente, reflétant une clientèle concentrée sur le haut de gamme.

Dans ce contexte difficile, les grands noms de l’horlogerie suisse affichent des fortunes diverses. D’un côté, les marques phares et indépendantes de longue date (Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet, Richard Mille…) ont globalement bien résisté, voire continué de croître. D’après le dernier rapport Morgan Stanley/LuxeConsult, les « Big Four » horlogers – Rolex, Patek, AP et Richard Mille – ont tous connu une croissance en 2024 malgré le ralentissement globa. Rolex en particulier consolide son règne : la marque à la couronne aurait atteint 10,5 milliards CHF de revenus en 2024, renforçant sa position de numéro 1. Cela correspond à environ 32 % de part de marché à elle seule (en incluant Tudor). Cette performance de Rolex est d’autant plus remarquable qu’elle s’est faite avec 5 % d’unités vendues en moins (preuve d’une hausse de prix moyen). Patek Philippe et Audemars Piguet, marques familiales ultra-haut-de-gamme, ont également continué d’écouler l’intégralité de leur production limitée, restant très rentables et désirées. Richard Mille, positionné sur l’hyperluxe sportif, maintient ses ventes élevées et son aura d’exclusivité.

À l’opposé, les grands groupes cotés ont traversé 2024 avec plus de difficultés. Le Swatch Group (Omega, Longines, Tissot, etc.), très exposé au milieu de gamme et à la Chine, a vu son chiffre d’affaires chuter d’environ –12 % sur l’année 2024. Ses ventes ont atteint 6,7 milliards CHF, et son bénéfice opérationnel s’est effondré de 75 %. La cause principale : la chute de la demande en Chine et en Asie, qui a entraîné une baisse d’environ –30 % des ventes du groupe dans cette région. Swatch Group réalise historiquement plus d’un quart de son chiffre en Chine/Hong Kong ; cette part est tombée à 27 % en 2024. Or, ce sont justement les segments entrée et milieu de gamme qui ont le plus souffert du ralentissement, ce qui pénalise Swatch Group dont 81 % des montres vendues sont sous 7 500 CHF. Ses marques emblématiques de volume comme Tissot ou Longines ont vu leurs ventes reculer fortement, en témoigne Longines qui a écoulé 41 % d’unités en moins qu’en 2020. Le groupe reste cependant confiant pour 2025, tablant sur un rebond hors de Chine, d’autant que certains marchés ont bien performé fin 2024 (États-Unis, Japon, Moyen-Orient) avec des succès tels que Omega ou Tissot aux USA.

Le groupe Richemont, de son côté, a mieux tiré son épingle du jeu grâce à la diversification dans la joaillerie. Sur le dernier trimestre 2024, Richemont a affiché +10 % de croissance de chiffre d’affaires, porté par les ventes de bijoux de Cartier, Van Cleef & Arpels, etc. Ses marques horlogères (Cartier, IWC, Jaeger-LeCoultre…) ont toutefois connu des “challEnges” en fin d’année 2024, la demande en Chine pesant sur leurs résultats (Cartier a néanmoins continué de croître en volume). Quant à LVMH, son pôle Montres & Joaillerie (TAG Heuer, Hublot, Zenith, Bulgari…) a enregistré en 2024 une légère baisse de –3 % en organique (10,5 milliards € de ventes). Là encore, le dernier trimestre a montré une reprise (+3 %), signe que 2025 pourrait voir un redressement porté par des initiatives telles que la nouvelle division LVMH Watches et des partenariats (ex: TAG Heuer en Formule 1). Globalement, on observe donc une polarisation : les acteurs ultra-premium et les pièces iconiques continuent de trouver preneur, tandis que les marques positionnées plus bas ou très dépendantes de Chine ont subi un recul marqué.

Pour mieux visualiser cette divergence entre grandes maisons et petits indépendants, le tableau ci-dessous synthétise quelques tendances économiques récentes :

Indicateur Grandes marques établies (Rolex, Omega, Patek, etc.) Marques indépendantes émergentes (H. Moser & Cie, MB&F, Kurono, etc.)
Part de marché (valeur) Top 4 ≈ 50 % du total (Rolex ~32 % à elle seule) Minime (quelques %; ex: MB&F ~0,1 %). Niche ultra-luxe en croissance ponctuelle.
Évolution 2024 Stable ou légère hausse pour les leaders (Rolex +5 % env.). Marques de volume en baisse (Swatch Grp –12 % CA). Croissance en volume limitée par la production (souvent < 2 000 pièces/an). Forte demande collectionneurs, mais visibilité globale faible.
Principaux marchés Présence mondiale équilibrée (USA, Europe, Asie). USA = 17 % du CA total en 2024, Chine historiquement majeur mais en recul. Distribution concentrée (ventes en ligne, quelques détaillants spécialisés). Clientèle d’initiés internationale (USA, Europe, Asie) via internet et salons.
Défis 2025 Soutenir l’offre face à la demande (listes d’attente), gérer les hausses de tarifs et incertitudes Chine/US. Concurrence du marché secondaire. Accroître la production sans perdre en qualité. Se faire connaître sans budget marketing massif. Accès aux réseaux de distribution traditionnels limité.
Atouts & opportunités Patrimoine, iconographie forte (modèles mythiques sport/luxe). Force de frappe marketing et réseau retail mondial. Agilité créative, innovations horlogères pointues (designs audacieux, complications inédites). Rareté valorisée par les collectionneurs (« hype » des séries limitées).

Du côté des consommateurs et collectionneurs, plusieurs tendances de fond caractérisent le marché mi‑2025. Les montres sportives de luxe restent les vedettes incontestées du marché primaire comme secondaire. Les garde-temps en acier au design sportif (plongeuses, chronographes, modèles « sport-chic » à bracelet intégré) maintiennent une demande élevée. Des icônes comme la Rolex Submariner, la Patek Nautilus ou l’Audemars Piguet Royal Oak continuent de se vendre bien au-delà de leur prix catalogue, alimentant des listes d’attente chez les détaillants. Ce phénomène, déjà présent depuis plusieurs années, s’est quelque peu tassé pour les modèles les moins exclusifs, mais la désirabilité reste très forte sur les références mythiques. Les marques l’ont bien compris : après la folie des sports watches en acier, on observe en 2024-2025 un retour de variantes en or ou titane et de tailles un peu plus contenues, afin de proposer du renouveau aux collectionneurs blasés des mêmes modèles.

En parallèle, l’engouement pour le vintage et le neo-vintage se confirme. Sur le marché secondaire, les enchères de montres vintage exceptionnelles battent régulièrement des records, preuve de l’attrait patrimonial (par ex. les Rolex Daytona anciennes, certaines Patek Philippe d’époque, etc.). Cette dynamique influence la production actuelle : de nombreux lancements récents misent sur la nostalgie et les rééditions. Des modèles inspirés des années 1960-70, des cadrans « fumé vintage », ou des dimensions vintage (boîtiers < 40 mm) séduisent une clientèle à la recherche d’authenticité. Les maisons indépendantes surfent aussi sur cette vague : Kurono Tokyo, par exemple, propose des garde-temps modernes au style vintage japonais qui se vendent en quelques minutes lors des précommandes, témoignant d’un réel appétit des passionnés pour l’originalité teintée de rétro.

Enfin, sur le segment haut de gamme, les complications horlogères redeviennent un terrain d’expression valorisé. Après une période où le minimalisme et les trois aiguilles dominaient chez certains nouveaux collectionneurs, on constate en 2025 un regain d’intérêt pour les montres à complications élaborées. Les quantités restent confidentielles, mais la visibilité de grandes complications est forte grâce aux médias spécialisés et réseaux sociaux. Les quantièmes perpétuels, répétitions minutes ou tourbillons des grandes manufactures trouvent preneur auprès d’une clientèle fortunée en quête de prouesses techniques. De même, les pièces audacieuses des horlogers indépendants – par exemple les machines tridimensionnelles de MB&F ou les tourbillons cylindriques de H. Moser & Cie – attirent l’attention des connaisseurs. Ces créations, certes onéreuses, bénéficient d’une aura d’exclusivité et de l’attrait de l’innovation horlogère. L’année 2025 voit aussi de nombreuses collaborations et éditions limitées (souvent épuisées instantanément), ce qui témoigne d’un marché de collectionneurs toujours avide de rareté.

Pour les marques indépendantes et émergentes, l’année 2025 offre un tableau mêlant défis structurels et opportunités inédites. Côté défis, la distribution reste un enjeu majeur. Ne bénéficiant pas du réseau mondial de boutiques en propre ou de détaillants partenaires qu’ont les grandes marques, de nombreux indépendants doivent se tourner vers la vente directe en ligne ou des détaillants spécialisés pointus. Cela limite leur visibilité auprès du grand public. De plus, dans des marchés clés comme les États-Unis ou la Chine, les barrières à l’entrée sont élevées : aux USA, l’instauration en avril 2025 du tarif douanier de 31 % met une pression supplémentaire. Les grandes marques, grâce à leur pouvoir de marque, peuvent répercuter la hausse de prix ou négocier avec les distributeurs, mais les petits acteurs craignent une érosion de leur base de clients face à une telle inflation forcée. Certaines jeunes marques ont dû annoncer à leurs clients américains qu’elles n’avaient « pas d’autre choix » que d’augmenter les prix de 31 %, au risque de perdre en compétitivité par rapport aux géants établis.

La production est l’autre limite inhérente aux indépendants. La plupart de ces maisons produisent quelques dizaines à quelques centaines de pièces par an, rarement plus de quelques milliers. Même en cas de forte demande, il leur est difficile d’augmenter rapidement les volumes sans compromis sur la qualité, faute de main d’œuvre qualifiée et d’investissements industriels. Par exemple, certaines références de MB&F ou de De Bethune nécessitent un savoir-faire artisanal qui ne se duplique pas aisément. Les carnets de commandes de ces marques peuvent s’allonger sur des années, frustrant potentiellement certains clients impatients – un luxe de problème qui témoigne malgré tout de l’attrait de leurs créations. La visibilité constitue un défi connexe : sans les budgets marketing colossaux des groupes, les indépendants s’appuient sur le bouche-à-oreille, la couverture des médias spécialisés et la passion des communautés en ligne pour gagner en notoriété. Des événements comme Only Watch (ventes caritatives) ou le GPHG (Grand Prix d’Horlogerie de Genève) offrent des vitrines précieuses à ceux qui y brillent, mais cela reste ponctuel.

Malgré ces écueils, 2025 présente des opportunités et des percées notables pour les indépendants. D’une part, le public d’amateurs éclairés n’a jamais été aussi connecté et informé, grâce aux réseaux sociaux, forums et plateformes vidéo dédiées. Une petite marque proposant une montre au concept fort peut voir son lancement devenir viral dans la communauté horlogère mondiale en quelques heures. L’exemple de Kurono Tokyo – dont chaque nouvelle édition limitée suscite un engouement international immédiat – illustre ce potentiel. D’autre part, certains investisseurs et partenaires commencent à s’intéresser de près à ces acteurs de niche. Selon une analyse de Business of Fashion, la rareté, l’innovation et le soutien d’investisseurs avisés ont permis à de jeunes marques comme Vanguart ou la nouvelle maison Biver de se lancer sur le segment des montres ultra-luxe à 200 000 $. Cette combinaison d’hyper-créativité et de modèle économique agile ouvre la voie à la création de nouveaux indépendants à succès. Enfin, les grandes maisons elles-mêmes reconnaissent la valeur de l’indépendance : certaines collaborent avec des artisans (par ex. les cadraniers indépendants) ou intègrent dans leurs rangs des talents formés chez les indépendants. Ce bouillonnement contribue à l’enrichissement de l’offre horlogère.

En synthèse, à mi-2025, l’industrie horlogère suisse affiche un bilan économique mitigé. Les grandes manufactures historiques dominent plus que jamais en volume d’affaires, capitalisant sur leur aura et la demande pour leurs modèles phares, mais doivent composer avec un marché mondial incertain (Chine ralentie, pression tarifaire aux USA). Les marques indépendantes, elles, poursuivent leur chemin singulier : malgré des obstacles de distribution et d’échelle, elles profitent d’un engouement sincère des collectionneurs pour l’authenticité, la créativité et la rareté. Le second semestre 2025 s’annonce décisif pour vérifier si la reprise escomptée se confirme et si ce fragile équilibre entre géants et artisans peut perdurer dans un environnement toujours plus concurrentiel et exigeant. Les passionnés d’horlogerie, en tout cas, suivront de près l’évolution de ce duel inégal mais stimulant entre la puissance des grandes maisons et l’audace des indépendants.

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